Sergueï Pougatchev a donné une interview au magazine «Challenges»
Dépouillé par le Kremlin, celui qu’on surnommait « le banquier de Poutine » mise désormais tout sur une procédure à la Cour arbitrale de La Haye. En attendant, il règle ses comptes avec son pays natal.
Pour accéder à l’antre de Sergueï Pougatchev, il faut grimper sur les hauteurs de Nice. Passer un portail massif gardé par un vigile. Suivre un petit chemin qui zigzague dans la végétation, déclencher les sirènes des détecteurs de mouvement, braver les crocs d’un molosse baveux que le maître-chien peine à retenir. Un superbe manoir, avec vue imprenable sur la mer, apparaît enfin. Le maître des lieux reçoit dans son grand bureau, où crépite un feu de cheminée. Parano, l’homme d’affaires franco-russe ? « J’ai de bonnes raisons de craindre pour ma vie, assure-t-il en remettant une bûche dans l’âtre. En 2015, on a trouvé des objets accrochés sous ma voiture à Londres. Les services russes ont affirmé que c’était des mouchards, mais il s’agissait bien d’explosifs. Ma vie a aussi été menacée plusieurs fois en France. » Proche de Boris Eltsine puis de Vladimir Poutine dans les années 1990 et 2000, patron d’un immense empire constitué de banques, de mines de charbon et de chantiers navals, Pougatchev, 53 ans, est désormais un homme seul, ou presque. S’il n’a pas eu à croupir en prison, comme l’ex-PDG de Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski, l’oukase du Kremlin à son endroit, lancé à la fin des années 2000, a fait des dégâts. Recherché par la justice russe pour escroquerie et détournement de fonds, accusé de banqueroute frauduleuse dans l’enquête sur la faillite de sa banque, Mejprombank, en 2010, Pougatchev a vu tous ses actifs confisqués, l’essentiel de ses comptes bloqués, au point de ne plus pouvoir financer l’épicerie de luxe Hédiard, rachetée en 2007 et dont il a perdu le contrôle en 2013. « La Russie multiplie les menaces, les harcèlements judiciaires, les intimidations et les campagnes de presse nauséabondes, assure-t-il. Elle ne respecte pas le droit international. Mais je suis confiant, je vais faire prévaloir mes droits. »
« Question de principe »
Conseillé par une armée d’avocats, dont William Bourdon en France, Pougatchev a décidé de rendre coup pour coup. A la suite de la confiscation de tous ses actifs par le Kremlin, l’ex-propriétaire des chantiers navals de Saint-Pétersbourg réclame 12 milliards de dollars de dédommagement à la Russie devant la Cour arbitrale de La Haye, qui doit commencer à étudier le dossier ces jours-ci. « J’ai mis vingt-cinq ans à constituer un empire, qui employait des dizaines de milliers de personnes. On m’a tout confisqué, de façon totalement illégale. Quand vous pouvez vous battre, vous avez l’obligation de le faire. Plus qu’une question d’argent, c’est une question de principe. » Certes, les précédents n’incitent guère à l’optimisme. Les anciens actionnaires du groupe pétrolier Ioukos, dans une procédure d’arbitrage similaire, ont obtenu en 2014 la condamnation de la Russie au versement de 50 milliards de dollars, mais Poutine, qui aurait cassé un verre de 24 rage à l’annonce du verdict, s’est toujours refusé à s’en acquitter. Pas de quoi effrayer Pougatchev. « Mon dossier est bien plus solide que celui de Ioukos », assure-t-il. Entre Poutine et Pougatchev, la haine est désormais aussi viscérale que leur amitié fut intense. L’homme d’affaires fut un des conseillers de l’ombre du jeune dirigeant à la fin des années 1990. Son argentier même, qu’on surnommait « le banquier de Poutine ». De cette amitié ne reste plus qu’une peau de tigre de Sibérie, tué par Poutine lors d’une de ses parties de chasse. Un encombrant cadeau que l’ex-oligarque, qui a obtenu la nationalité française en 2009 et renoncé à la russe en 2012, regarde d’un air pensif. « Pourquoi s’est-il attaqué à moi ? Parce que je suis français. Sans doute sous l’influence de personnes qui sont toujours dans les hautes sphères du pouvoir, comme Dmitri Medvedev et Igor Setchine [président du groupe pétrolier Rosneft et vice-Premier ministre]. »
Poutine ? « Otage des clans »
Persona non grata en Russie, Pougatchev règle ses comptes avec un pays qu’il ne reconnaît plus. Poutine ? « Il se rêve en Ivan le Terrible, mais la vérité est qu’il a toujours été faible. Il surjoue l’homme fort, c’est un acteur habité par son rôle, mais il ne décide rien. Poutine est l’otage de clans, dont les Siloviki, ces anciens du KGB ou de l’armée. » La récente arrestation pour corruption du ministre de l’Economie, Alexeï Oulioukaïev ? « Il n’est ni meilleur ni pire que les autres. Son poste devait intéresser certains puissants appartenant à ces clans. » La justice russe ? « En Russie, il n’y a pas de vrai juge. 5 % des jugements sont des commandes de l’Etat, les 95 % restants sont entachés de corruption. » De son nid d’aigle niçois, Sergueï Pougatchev n’attend donc plus rien de son pays natal. Il mise tout sur la procédure de La Haye qui, après un an de guérilla juridique, a connu une nette avancée début novembre avec la nomination des trois arbitres qui jugeront l’affaire. La décision est prévue courant 2018. D’ici là, il faudra tenir.
Vincent Lamigeon (envoyé spécial à Nice)
CHALLENGES № 499 24 NOVEMBRE 2016