« Avec Poutine, une junte a accaparé 100 % du pouvoir »
Premier volet d’un entretien au long cours avec Sergueï Pougatchev, l’un des oligarques de l’ère Eltsine. Il décrypte pour Mediapart le fonctionnement du pouvoir à Moscou. Selon lui, la guerre en Ukraine est en train d’acter « la fin de la Russie de Poutine ».
Quand il parle du système Poutine, Sergueï Pougatchev sait de quoi il parle. Il l’a connu de l’intérieur. « Une junte a accaparé le pouvoir, tout l’argent, toutes les institutions de l’État, explique-t-il à Mediapart. Il me semble qu’on n’a jamais vu un tel système politique dans l’histoire. Il n’y a plus de distinction entre les siloviki [membres ou ex-membres des ministères « de force » : armée, police, services spéciaux, parquet – ndlr], les oligarques, tout ça se confond avec l’État. »
Oligarque de la première heure, propriétaire d’une banque dès 1991, Sergueï Pougatchev s’est hissé au plus haut des milieux économiques russes avant d’en être chassé par Vladimir Poutine à partir de 2010. Il a été l’un des artisans de la nomination du président russe comme successeur de Boris Eltsine – après avoir largement contribué à faire réélire ce dernier en 1996. L’oligarque et sa famille ont jadis été les voisins des Poutine à Moscou. Il dit se ranger
Dès 2010, et sur ordre de Poutine, Pougatchev perd sa licence bancaire, et des pans entiers de son empire, OPK (les chantiers navals, les mines et l’immobilier…). L’oligarque renonce à sa nationalité russe au profit de la nationalité française. Son fils Alexander s’offre un France-Soir moribond au tribunal de commerce qu’il ne parviendra jamais à redresser. Tandis qu’il doit faire face à de nombreuses procédures judiciaires engagées par Moscou et à des menaces de mort, il obtient l’ouverture d’une procédure d’arbitrage à La Haye, pour recouvrer ses actifs, à hauteur de 12 milliards de dollars.
L’oligarque déchu reste un témoin de poids. De sa propriété de Nice, il a répondu aux questions de Mediapart dans un entretien en deux volets.
D’après vous, qui connaissez bien les hautes sphères gouvernementales russes, la décision d’entrée en guerre est-elle celle de Vladimir Poutine seul ou celle d’un clan ?
C’est Poutine qui a pris la décision tout en tentant de montrer à la télévision qu’il s’agissait d’une décision collégiale. Nous avons tous vu cette scène avec Sergueï Narychkine [le directeur du service des renseignements extérieurs qui a été mis en demeure d’approuver l’indépendance des Républiques de Donetsk et de Louhansk – ndlr]. Poutine a pris la décision en adoptant la position des faucons qui étaient prêts à attaquer l’Ukraine.
Une grande partie de l’appareil d’État est donc favorable à la guerre ?
Il faut bien voir que la Russie est un « quasi-État » qui n’a rien de commun avec la conception usuelle des structures d’un État. Il n’existe pas vraiment de ministère des affaires étrangères, ou quoi que ce soit. Ce qu’il y a, c’est un groupe de personnes qui représentent l’État. C’est une junte qui a accaparé 100 % du pouvoir. Donc rien ne dit que le ministre des affaires étrangères s’occupe des affaires étrangères ou que le directeur du FSB s’occupe de la sécurité. Tout est mélangé. Il s’agit d’un petit nombre de personnes dont les prérogatives se mélangent, et qui ont usurpé le pouvoir. On parle d’une usurpation totale. Partant de là, savoir qui a la charge de quoi n’a aucune importance.
Il s’agit d’un petit nombre de personnes […] qui ont usurpé le pouvoir. On parle d’une usurpation totale.
Quant à savoir si l’appareil d’État, ou disons le gouvernement, était favorable à l’entrée en guerre, le fait est qu’un tel gouvernement n’existe pas. Le Conseil de la Fédération et le Parlement ne sont que des institutions de papier, des attributs, sous la coupe d’un petit groupe de personnes.
De qui parle-t-on ?
De l’entourage proche. Depuis vingt ans, les équilibres ont changé. Ces derniers temps, on voit bien que priment les siloviki, des gens que Poutine a fait venir, à l’exception de Sergueï Choïgou (le ministre de la défense) qui était déjà dans le circuit avant lui, donc des militaires, des hommes du FSB. Outre Choïgou, qui fait partie du cercle proche, il s’agit de Nikolaï Patrouchev, le secrétaire du conseil de sécurité, d’Alexandre Bortnikov, le chef du FSB. Ce sont eux qui prennent les décisions. Il n’y a pas de conseillers secrets dont nous ignorerions l’existence.
Donc, Poutine n’est pas isolé, comme on pourrait en avoir l’impression ?
Non pas du tout. Il n’est pas seul. Il est coupé de la réalité. Il vit dans une réalité parallèle. Mais il n’est pas seul. C’est évident. Ces dernières années, Poutine avait perdu de son influence, sur son entourage comme sur le pays. Mais avec l’entrée en guerre, il a repris du pouvoir. Aujourd’hui, il est le dirigeant à part entière du pays. Et cela s’est produit au moment même où il a déclaré la guerre, à la télévision. Ça a changé toute la construction du pouvoir.
Quel peut être l’impact des sanctions sur Poutine et son entourage ?
Précisons une chose : ce bloc à l’initiative de la guerre ne s’occupant pas de l’économie, mais de pseudo-politique, n’a absolument pas pris en compte la question économique. Il n’a pas anticipé la capacité d’union de l’Occident, ni la force de la pression exercée par les sanctions. L’autre chose, c’est qu’ils sont eux aussi coupés de la vie et qu’ils ne comprennent pas vraiment le fonctionnement de l’économie. Dans l’entourage de Poutine, il n’y a personne qui ait envisagé cela. Personne.
Il n’y aura pas de retour en arrière. Rien ne s’apaisera.
À mes yeux, le fait qu’en une semaine les objectifs militaires n’aient pas été atteints et que de telles sanctions aient été adoptées nous permet d’acter la fin de la Russie de Poutine. Elle n’existe plus. Nous sommes dans une situation de rupture, comme la transition entre l’URSS de Gorbatchev et la Russie d’Eltsine. Nous sommes exactement à ce moment de rupture. Il n’y aura pas de retour en arrière. Rien ne s’apaisera.
La fin de la Russie de Poutine, peut-être, mais pas encore la fin de la guerre !
Ce sont les hommes politiques qui commencent les guerres et ce sont eux qui y mettent fin. Les militaires ne peuvent pas mettre fin à la guerre. Que les militaires s’emparent ou non de toute l’Ukraine, ce n’est pas cela qui mettra fin à la guerre. La fin de la guerre est une décision politique. Poutine est dans un cul-de-sac. Il n’a rien anticipé.
À quoi doit-on s’attendre, d’après vous ?
Plusieurs milliers de soldats russes sont déjà morts. Les conséquences de la guerre sont catastrophiques : énormément de civils sont morts, Kharkiv ressemble à Stalingrad… C’est la première guerre de ce type depuis la Seconde Guerre mondiale en Europe. On n’avait plus rien vu de tel : la destruction totale de villes européennes, des morts civiles par milliers.
En dix ans en Afghanistan, environ dix mille soldats russes sont morts. En Ukraine, c’est cinq mille en dix jours. C’est une catastrophe brutale dont les effets vont durer. Par ailleurs, les sanctions sont catastrophiques pour la Russie, sur le plan économique – gel des réserves d’or et de devises – comme ça a été le cas de l’Iran. Mais la Russie est dans une situation plus difficile que l’Iran, car 75 % de ce qu’elle consomme est importé. Très vite, les gens vont avoir du mal à trouver autre chose que du pain dans les magasins. Ces sanctions fonctionnent, et fonctionnent immédiatement.
Pour caractériser le régime, Alexeï Navalny a expliqué combien le parcours du président russe avait été marqué par la corruption, et que cette corruption était une caractéristique du régime. Partagez-vous cette analyse ?
La corruption est totale, mais elle n’a rien à voir avec la corruption telle que nous la comprenons en France. Navalny a utilisé ce terme faute de mieux, mais ce qu’il désigne, c’est ce dont nous avons parlé initialement : une junte qui a accaparé le pouvoir, tout l’argent, toutes les institutions de l’État. C’est bien différent de la corruption telle qu’on l’entend habituellement, quand vous donnez de l’argent pour qu’une personne de pouvoir fasse quelque chose pour vous.
En Russie, les soi-disant businessmen, ou les oligarques comme on dit, sont partie intégrante du système politique. Il me semble qu’on n’a jamais vu un tel système politique dans l’histoire. Il n’y a plus de distinction entre les siloviki, les oligarques, tout ça se confond avec l’État. Où avez-vous un tel système de prise de décision ? 0,1 % d’une population de 140 millions d’habitants possède 100 % du pouvoir et 100 % des ressources. Ce n’est plus de la corruption.
Poutine et les personnes qui sont aux affaires n’ont qu’à se servir. Avant les sanctions, Poutine disposait à sa guise des réserves d’or, de Gazprom, de Rosneft, de n’importe quelle entreprise privée… Et c’est ce qu’il faisait. Le palais de Poutine [la résidence construite à Guelendjik, sujet d’un film de Navalny – ndlr], c’est exotique. L’essentiel, c’était de pouvoir acheter l’Union européenne, des leaders politiques de l’UE ou d’ailleurs. On parle là d’une corruption totale. Cette corruption-là, hors de Russie, a beaucoup occupé Poutine ces dernières années. C’est sa politique extérieure.
Le pouvoir russe et en particulier Poutine ont-ils eu la main sur vos actifs en Russie, notamment les chantiers navals, avant qu’ils ne soient récupérés par l’État à partir de 2010. Autrement dit, étiez-vous un oligarque comme Roman Abramovitch et les autres ?
J’ai été un oligarque au sens où j’ai eu de l’argent et du pouvoir. Mais je ne dois rien à Poutine. Quand il est arrivé au pouvoir, grâce à moi, en 2000 [Sergueï Pougatchev qui faisait partie du premier cercle du président Eltsine a pesé en faveur de la désignation de Poutine comme président par intérim – ndlr], j’avais déjà l’ensemble des actifs qui m’ont ensuite été pris. L’arrivée de Poutine ne m’a rien apporté, au contraire. Abramovitch, c’est l’inverse. On dit souvent que Poutine a mis au pas les oligarques, c’est faux. Il a capté leurs actifs à son profit, tout en leur distribuant en gérance des fortunes.
J’ai été un oligarque au sens où j’ai eu de l’argent et du pouvoir. Mais je ne dois rien à Poutine.
C’est pourquoi aujourd’hui tous les businessmen russes, grands ou petits, doivent être considérés comme les serfs de Poutine. Ils ont tous accepté les règles du jeu. Quand l’administration présidentielle les convoque pour leur demander 10 millions de dollars en urgence pour ceci ou cela, ils apportent l’argent aussitôt. Avec moi, ça n’a jamais été comme ça. Et Poutine savait bien que ce n’était même pas la peine d’en parler.
Est-ce que les sanctions qui visent aujourd’hui les oligarques vous paraissent correctement ciblées, ou encore insuffisantes ?
Ils en ont oublié beaucoup. Je crois qu’il faudrait prendre 2022 comme ligne de démarcation. Tous ceux qui possèdent des actifs importants en ce début d’année doivent être sous sanctions sans même réfléchir. Car ces gens financent le régime de Poutine.
En Russie, la propriété est fictive. C’est le même principe que les « nominées » des sociétés offshore qui, sur le papier, possèdent les actifs. Poutine a fait en sorte que toute la Russie soit peuplée de propriétaires fictifs. Car tout lui appartient.
La Russie de Poutine est comme l’intérieur d’une montre, un mécanisme horloger. Il y a des petits rouages, des grands rouages, des moyens, des énormes comme le groupe Alfa de Fridman et Aven… Abramovitch… Ousmanov… les grands noms connus. Mais rien qu’en enlevant une petite pièce, vous arrêtez le mécanisme. Seul Poutine sait comment l’ensemble doit fonctionner. Et ça fait vingt ans que ça dure.
Un oligarque a participé au renflouement d’un parti, le Front national, par un prêt. On peut présumer que c’est une décision d’État ?
Il faut comprendre que lorsque ces gens-là financent Marine Le Pen, ils se fichent de savoir si c’est Le Pen, Macron, Loukachenko ou n’importe qui. On en revient à cette junte. Une junte qui a totalement accaparé le pouvoir financier, économique, administratif, militaire.
Il faut comprendre que lorsque ces gens-là financent Marine Le Pen, ils se fichent de savoir si c’est Le Pen, Macron, Loukachenko ou n’importe qui.
Quand on leur dit : il faut financer Le Pen, ce n’est pas leur décision. C’est une question de survie pour eux. Qu’ils financent des tanks ou qu’ils financent Le Pen ne fait aucune différence. C’est un ordre de Poutine. Une décision politique. La décision a été prise au Kremlin. Financez Le Pen. Ça ne marche pas. Ce n’est pas grave. On ne leur demande pas leur avis. N’imaginez pas un rassemblement d’oligarques invités à réfléchir sur la question de qui financer. C’est beaucoup plus simple : il faut envoyer 100 millions là-bas. C’est fait ? Très bien.
C’est ce à quoi l’Occident ne s’était pas préparé après la guerre froide. L’URSS essayait de corrompre, de recruter des agents, mais c’était l’idéologie qui primait, pas l’argent. La Russie, elle, n’a pas d’idéologie. Alors elle utilise l’argent. C’est tout.
Offrir des postes d’administrateurs à François Fillon, Nicolas Sarkozy : est-ce aussi une stratégie pensée, centralisée ?
Je vais vous dire une chose terrible. Cent pour cent de ces personnes, à commencer par Schröder [l’ancien chancelier Gerhard Schöder est président du conseil d’administration de Gazprom – ndlr], qui, après leur départ des affaires, ont été engagés en Russie, reçoivent leur argent non pas pour leur place chez Rosneft, Rostelecom ou MTS, mais en remerciement des services rendus lorsqu’ils étaient au gouvernement.
J’ai vu comment Poutine se comportait avec Schröder. Il savait bien qu’il l’avait recruté quand il était encore chancelier.
C’est très difficile de tous les suivre. Il y a Schröder, ses amis, l’ancien président du Bundestag, ils siègent tous là-bas. Ils sont à la retraite, ils ne servent plus à rien, mais ils reçoivent cet argent en remerciement, pour ce qu’ils ont fait quand ils étaient en fonction : le lobby Nord Stream [le gazoduc reliant la Russie à l’Allemagne via la mer Baltique – ndlr]… Les remises de la Légion d’honneur… Ce que vous voulez… C’est la récompense de leurs services de l’époque. C’est une façon de légaliser la corruption : on leur avait promis 10 millions, 100 millions, et voilà comment ils les touchent.
C’est donc un système rôdé destiné à asseoir l’influence de la Russie ?
J’ai vu comment ça se passe. Quelqu’un habite en Allemagne. Il appelle quelqu’un en Russie, dans l’entourage de Poutine. Il a de bons contacts avec untel, le chancelier, son adjoint, que sais-je ? Ça vous intéresse ? Oui. Bon alors on peut organiser une délégation en Russie, l’invitation à une foire agricole. Et ça remonte comme ça.
C’est systémique. Il y a des files d’attente entières de gens qui proposent leurs « services ». Imaginez : vous connaissez le premier ministre français, et vous connaissez un ami de Poutine. Vous organisez un rapprochement et vous monnayez cette connexion, c’est un business. Et on vous dit : super, on te fait un contrat chez Gazprom pour toucher tes 10 millions, tes 100 millions ou peut-être 200, si tu fais ça bien.
Poutine dispose, ou plutôt disposait, d’un instrument unique au monde : une quantité d’argent incroyable, hors de toute comptabilité, totalement libre, et utilisable à loisir : contrats, constructions… On parle de milliards de dollars. C’est un peu le fonctionnement des services spéciaux. Ils sont partout : les journalistes, les amis, les amis d’amis. Ils cherchent des contacts.
Quand ils les trouvent, ils commencent à les recruter. Les services de tous les pays font la même chose. Donc le recrutement commence. Dans quel but ? Trouver des informations… En Russie, comme les gens qui sont arrivés au pouvoir viennent des services, ils ne savent rien faire d’autre. Donc ils recrutent des espions, et, mieux encore, des decision makers. Des espions, on attend de l’information. Mais si vous recrutez le premier ministre de tel ou tel pays, c’est pour une décision, prête à être exécutée.
Si vous aviez la possibilité de laisser un message à Poutine, quel serait-il ?
J’ai cette possibilité. Je pense qu’il est trop tard pour que je lui dise quoi que ce soit. Je le connais depuis 1990, et je lui ai déjà dit tout ce que j’avais à lui dire pendant toutes ces années. Mais il faut penser au futur. Poutine, c’est le passé. Appeler Poutine pour lui dire d’arrêter la guerre, c’est grotesque. Et c’est pathétique. Regardez Macron. Quand Macron l’appelle comme ça, je ne peux pas m’empêcher de penser à Schröder. Macron qui appelle pour la 25e fois et nous dit qu’il essaie de convaincre Volodia [diminutif de Vladimir – ndlr] d’arrêter de tuer des enfants, c’est ridicule. Avant la guerre, on pouvait encore parler. Il le fallait. Chaque jour. 24 heures sur 24. Mais aujourd’hui ?
Je ne comprends pas Macron. C’est pourtant quelqu’un d’intelligent. Il comprend bien que ces conversations ne font qu’induire une triste confusion. Il ne peut pas ne pas comprendre que ça ne fonctionne pas.
À chaque fois qu’il l’appelle, il se dit « la suite va être encore pire ». Mais le lendemain, il le rappelle. Quel est le but de ces appels ? Donc, soit ils ne comprennent pas eux-mêmes ce qui se passe, soit ils sont trop campés sur leurs intérêts, le gaz pour l’Allemagne, la réélection pour Macron – même si ces appels ne sont pas bons pour sa campagne me semble-t-il.
Imaginez Hitler dans son bunker en 1945, prêt à se suicider, et les Anglais, les Américains et les Russes qui l’appellent pour prendre des nouvelles : « Adolf, comment tu te sens ? Fais attention, hein. Ne t’en prends pas trop aux enfants. » Quel est le sens de ces appels ? Où va cette diplomatie ?
Je crois que la stratégie doit être celle d’un isolement total de la Russie, pas seulement financier et économique, mais surtout politique.
Karl Laske et Madeleine Leroyer