Comment l’Agence de Garantie des Dépôts (AGD ou ASV, en russe) détrousse les citoyens, pendant que son dirigeant Youri Issaïev fait bonne mine…
L’Agence de Garantie des Dépôts s’est trouvée au milieu d’un gros scandale qu’elle a elle-même causé. Il est apparu qu’ASV avait recours aux pressions judiciaires pour spolier les clients des banques ayant fait faillite de leurs dépôts. ASV ne remboursait que le montant maximum prévu par le contrat d’assurance; les tribunaux rendaient des jugements favorables à l’Agence, en conséquence de quoi les déposants, dont des retraités, se voyaient priver de leurs dernières économies. Poussés à bout, les gens sont allés réclamer justice au président. Entretemps, un détail piquant impliquant la Banque Centrale s’est fait jour, selon l’enquête du journal Versia.
Vos dépôts sont nos dépôts
Les récentes publications dans les médias ont choqué même le marché bancaire russe, qui, pourtant, en a vu d’autres. L’Agence de Garantie des Dépôts, censée, par définition, défendre les intérêts des déposants, les a non seulement négligés, mais a procédé à un braquage en règle. On aurait du mal à qualifier la situation autrement. Il est apparu qu’ASV intentait procès après procès aux clients des banques dont la licence avait été retirée. L’Agence poursuit la population en justice… et gagne. Agence d’Etat, ASV semble convaincue que ces personnes physiques tout à fait ordinaires auraient agi en mauvaise foi, en retirant leurs dépôts peu avant la déclaration de faillite de tel ou tel établissement de crédit. Il s’agit, en premier lieu, de Tatfondbank, d’InTekhBank et de la Banque militaro-industrielle (Voenno-promychlennyi bank). Toutes ces banques sont depuis longtemps défuntes, mais les passions qu’elles ont suscitées se déchaînent toujours.
Donc, imaginez que vous êtes client dans une banque: une grande banque, voire une banque avec une participation de l’Etat. Supposons que vous y avez déposé trois millions de roubles. Supposons qu’il s’agit là de votre épargne, accumulée au fil de longues années d’honnête labeur. Ou bien c’est le produit de la vente d’un appartement. Vous suivez l’évolution du marché bancaire national, et un beau jour vous lisez dans un magazine économique que des nuages s’accumulent au-dessus de votre banque. Ou plutôt que la banque elle-même a tout fait pour accumuler ces nuages au-dessus de sa tête, puisque ce n’est un secret pour personne, que les propriétaires et les dirigeants de la banque ont investi votre argent dans des avoirs toxiques, accordé des prêts non remboursables, et ainsi de suite. C’est connu de tous, les habitants de votre ville en parlent, les journalistes écrivent des articles à ce sujet. Vous vous rendez compte que si la banque venait à faire faillite, il ne resterait de vos trois millions que les 1,4 millions de roubles garantis par l’Etat (prime maximum prévue par le contrat d’assurance). Naturellement, vous vous précipitez à la banque pour récupérer votre dépôt, tant qu’il est encore temps, et le mettre à l’abri dans une autre banque ou bien sous le matelas. Vous soufflez: vous avez l’impression d’avoir sauvé vos économies. Grossière erreur! Car voilà qu’arrive un monsieur de l’Agence ASV et vous prend cet argent. Cyniquement et sans autre forme de procès.
Pas de quartier pour les retraités
Ces bandits en cols blancs ne s’embarrassent pas de cagoules ou de pistolets, et ne crient pas “la bourse ou la vie!”. Ils agissent de la manière la plus civilisée: il vont au tribunal porter plainte contre les déposants qui ont retiré leurs dépôts peu avant la faillite. Une logique sans faille: ASV gère les actifs de la banque en faillite, récupérant pour le compte du gouvernement ce qui aurait été perdu ou volé. Si le malheureux déposant avait retiré son argent à temps, c’est donc qu’il disposait d’information privilégiée: il savait que la banque ferait faillite et a abusé de cette information! Les tribunaux sont du côté d’ASV. Le fait qu’il s’agisse de montants dérisoires (à l’échelle de l’Agence) ne les embarrasse pas. Ils ne se soucient pas plus du fait que la faillite imminente de la banque était de notoriété publique. L’audience ne dure que dix-quinze minutes, dans des procès qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau. ASV a introduit des centaines de pareilles requêtes, parfois dans des délais supérieurs à un an après le retrait des dépôts. La personne aurait cent fois pu dépenser cet argent, en achetant, par exemple, une propriété immobilière – un achat pour lequel elle a peut-être épargné toute sa vie. Un déposant de cette catégorie devient un créancier, il a officiellement le droit de réclamer l’intégralité de la somme, mais en réalité il ne se verra rembourser que 1,4 millions de roubles, ainsi qu’on l’a dit plus haut. Et encore, pas tout de suite. Mais en attendant il faut payer ASV, car le jugement est exécutoire. Si vous ne le faites pas, les huissiers feront irruption chez vous, armés du titre exécutoire, et mettront aux enchères tous vos biens. En commençant, le cas échéant, par le fameux bien immobilier que vous avez peu-être acheté. Ou alors ils confisqueront tout simplement l’argent que vous aviez mis de côté pour vos vieux jours. On sait déjà que parmi les victimes des pressions judiciaires il y a eu des retraités. Et encore, on pourrait presque dire que ces gens-là ont eu de la chance. Car le code pénal contient un article portant spécifiquement sur les informations privilégiées. L’utilisation “intentionnelle desdites informations aux fins d’opérations impliquant des instruments financiers” sont passibles d’une peine d’emprisonnement jusqu’à quatre ans. Un dépôt est un instrument financier comme un autre; notre système judiciaire est ainsi fait, qu’il n’est pas difficile de prouver que le déposant a retiré son dépôt intentionnellement, portant ainsi préjudice à l’Agence de garantie des dépôts. Et dans ce cas, le déposant risque, pour ainsi dire, de changer de résidence… Mais l’Agence de garantie des dépôts n’est pas une institution cruelle et sanguinaire: elle veut de l’argent, elle ne cherche pas à mettre les gens derrière les barreaux. Encore qu’au train où vont les choses, ces hypothèses fantaisistes ont une chance de se réaliser. Au fond, pourquoi pas? Dans le contexte de la réalité russe cela ne serait finalement pas si surprenant.
Une crise de confiance totale
C’est un scandale très sérieux qui a éclaté. Les déposants spoliés ont commencé à recueillir des signatures pour adresser une lettre au président. Etant donné l’intérêt considérable que la presse porte à ce thème, on peut être sûr que la lettre arrivera au destinataire. On peut aussi supposer que le siège occupé actuellement par le dirigeant d’ASV prend des allures de siège ejectable. Et encore, s’il n’y avait que la colère populaire. Mais les banquiers aussi se rebiffent et envisagent de porter plainte contre l’agence: voilà un rare cas de solidarité entre les banques et leurs clients; mais il faut dire que l’agence a réussi à piquer de l’argent aux uns et aux autres…
Car si les déposants ont perdu leurs dépôts, les banques, elles, ont perdu la confiance de leurs déposants, et donc les fonds que ces derniers leurs apportent. Le citoyen lambda se rend parfaitement compte de ce qui se passe dans le secteur financier; il voit les plus grandes banques du pays faire faillite; il voit la Banque Centrale retirer leurs licences à des banques où l’Etat avait des parts de capital (comme dans le cas de Tatfondbank). La population n’a plus qu’à conserver son argent dans les organismes d’état les plus importants, ou juste tout convertir en dollars et le mettre à l’abri le plus loin possible. Enfin, la cerise sur le gâteau pour la direction d’ASV: un intérêt soudain de la part des parlementaires, qui ont saisi la Banque Centrale et ajouté ainsi encore un peu d’huile dans le feu médiatique.
Des expropriateurs en peau de mouton
Youri Issaïev s’est empressé de se justifier, en déclarant que le recouvrement de fonds auprès des déposants de banques en faillite est une pratique internationale parfaitement établie. D’ailleurs, d’après lui, l’Agence ne conteste pas de façon “indiscriminée” la totalité des transactions. “On cherche à nous incriminer, prétendant que l’Agence est devenue folle et persécute les déposants”, s’est plaint le dirigeant. Il conviendrait de préciser au bon Monsieur Issaïev que les médias n’incriminent pas, ils informent. C’est un comité d’enquête qui “incrimine”; à quoi bon prendre les devants? En même temps, Monsieur Issaïev se contredit. Selon lui, ASV aurait déposé 500 requêtes dans le cas des banques tatares, dont 230-240 seront probablement retirées. Donc lorsque la moitié des requêtes sont sans fondement, cela ne semble pas plus “indiscriminé” que cela au dirigeant de l’Agence… Manifestement il s’agit encore d’un terme qu’il ne maîtrise pas bien.
Et voici, pour finir, encore une petite anecdote racontée par les journalistes tatares. En se référant à des informations fournies par des déposants, ils signalent que les citoyens ordinaires n’ont pas été les seuls à retirer leurs fonds de Tatfondbank et d’Intekhbank en détresse. La Banque Centrale se serait empressée d’en faire de même. Le régulateur bancaire a aussi retiré (!) ses fonds; sauf que dans son cas il ne s’est pas agi de millions, mais bien de 15 milliards de roubles. Qui plus est, l’Agence aurait porté plainte contre la Banque Centrale, qui a remboursé… 58 millions. Mais si cela est vrai, pourquoi l’Agence n’a-t-elle pas procédé au recouvrement par voie judiciaire de la totalité de la somme? Pourquoi avoir agi autrement qu’elle ne le fait avec les déposants ordinaires? Mais soyons lucides: on ne mord pas la main qui vous nourrit! Les petits déposants, les petites gens de rien du tout, eux, c’est autre chose: on peut bien leur soutirer un petit million par-ci, par-là.
Tout compte fait, Monsieur Issaïev a peut-être raison: ce que fait l’Agence ne ressemble pas à une folie, cela ressemble plus à un business-plan.
Anton Voline