Un ancien proche de Vladimir Poutine déclare que les hommes d’affaires russes ne sont désormais que des “serfs” au service du président, pour lequel aucune entreprise n’est aujourd’hui inatteignable.
Sergueï Pougatchev, qui fut jadis si proche de Poutine qu’on le surnommait “le banquier du Kremlin”, a fait ce commentaire dans un entretien – le premier qu’il accorde depuis 2012, date à laquelle l’Etat a saisi son empire de chantiers navals valant plusieurs milliards de dollars.
Dans un entretien au Financial Times M. Pougatchev a prévenu qu’il n’y avait plus d’intouchables dans le paysage économique russe, qui se trouve de plus en plus dominé par M. Poutine. Selon lui, l’économie russe s’est transformée en un système féodal, où les hommes d’affaires ne sont plus que des détenteurs nominaux de leurs avoirs.
“Il n’y a pas de propriété privée en Russie aujourd’hui. Il n’y a que des serfs qui appartiennent à Poutine”, a-t-il déclaré.
Les commentaires de M. Pougatchev acquièrent une résonance particulière dans le contexte de l’expropriation en cours, visant un autre magnat moscovite, Vladimir Evtouchenkov. L’arrestation de M. Evtouchenkov le mois dernier, suivie d’une décision du tribunal ordonnant la saisie de sa participation dans l’entreprise pétrolière Bashneft, continue d’agiter la communauté russe des affaires.
Ce qui s’est passé a été perçu par de nombreux observateurs comme un effondrement des règles ayant gouverné les rapports entre le Kremlin et les oligarques russes pendant la période post-soviétique.
- Pougatchev, dont les intérêts économiques s’étendaient au domaine bancaire, au bâtiment et à la construction navale, a été une figure particulièrement proéminente de cette époque. Il a fait partie du cercle rapproché du président Boris Eltsine, avant de devenir l’homme de confiance de Vladimir Poutine.
Lorsque l’ex-officier du KGB est devenu président en 2000, ceux des personnages puissants de l’époque Eltsine qui avaient survécu, sont parvenus à conserver une certaine indépendance. Mais lorsque le président Poutine s’est engagé dans une campagne visant à rendre à l’Etat le contrôle de certains secteurs clés de l’économie, les frontières entre le Kremlin et le monde des affaires ont commencé à s’estomper.
Ce processus, selon M. Pougatchev, vient de s’accélérer, après un renforcement des sanctions occidentales visant la Russie, mises en place à la suite de l’intervention russe en Ukraine.
“Désormais, il y a Poutine, et des lieutenants qui exécutent ses ordres. Tous les revenus générés sont inscrits au solde de Poutine”, a-t-il affirmé. “Le pays est en état de guerre. Et donc le monde des affaires ne peut plus vivre comme avant. Il est contraint de vivre en état d’urgence.”
Les problèmes de M. Pougatchev ont commencé en 2010 avec l’effondrement de Mejprombank, une banque qu’il avait fondée et qui faisait partie du top 30 des prêteurs. En 2011 il a dû fuir la Russie pour se réfugier à Londres, l’Etat ayant exproprié ses chantiers navals au titre du passif de la banque. L’année dernière le tribunal de Moscou a émis un mandat d’arrêt contre lui, l’ayant reconnu coupable de la faillite de Mejprombank.
Dans ses premiers commentaires au sujet de ces accusations, M. Pougatchev a nié toute responsabilité. Il a affirmé, au contraire, que la faillite de Mejprombank était le résultat de la campagne lancée par le Kremlin pour s’approprier à vil prix les parts qu’il détenait dans les deux chantiers navals les plus importants et les plus modernes du pays.
L’homme d’affaires doit aujourd’hui faire face au gel de ses avoirs dans le monde, ordonné par la justice au mois de juillet à la demande de l’Agence de garantie des dépôts (ASV) russe, et s’apprête à présenter des conclusions devant un tribunal londonien, censées prouver que cette faillite fait partie d’un “raid” de l’Etat dirigé contre son empire.
Au coeur de l’affaire il y a les quelque 2,1 milliards de dollars de dettes de Mejprombank, dont certaines sont le résultat du soutien accordé à cette dernière par la Banque Centrale à la fin de l’année 2008, en pleine crise financière.
Le gouvernement a affirmé que M. Pougatchev serait à l’origine d’un ensemble de transactions préjudiciables au bilan de la banque, y compris d’un transfert de 700 millions de dollars prélevés sur les fonds de sauvetage de la Banque Centrale, et détournés vers un compte en Suisse, contrôlé par le fils de Sergueï Pougatchev.
- Pougatchev a assuré que ledit transfert n’utilisait nullement les fonds de la Banque Centrale, mais qu’il s’agissait d’un investissement commercial.
Il a également déclaré qu’il était parvenu à un accord avec la Banque Centrale pour rembourser les dettes de Mejprombank à travers la vente de deux chantiers navals de Saint-Pétersbourg (Sévernaïa Verf et Baltiyskiy Zavod). Ces avoirs avaient été évalués à 3,5 milliards de dollars par la compagnie d’audit internationale BDO. La banque d’affaires Nomura avait estimé leur valeur entre 2,2 et 4,2 milliards de dollars – un montant largement suffisant pour rembourser la dette d’environ 1 milliard envers la Banque Centrale.
Cependant, en Octobre 2010 la Banque Centrale a retiré la licence bancaire de Mejprombank, lorsque cette dernière a manqué au paiement d’une tranche d’intérêts. Peu après, la Banque Centrale a engagé un procès en expropriation des chantiers navals de M. Pougatchev, entraînant à terme la vente forcée des chantiers en 2012.
Ces derniers furent vendus à une entreprise contrôlée par l’Etat, OSK (Union d’entreprises de construction navale), pour, respectivement, 415 millions et 7,5 millions de dollars, autrement dit bien en-dessous de l’évaluation fournie par BDO. A cette époque OSK était dirigée par Igor Setchine, un proche de Poutine qui est aujourd’hui à la tête de Rosneft. De nombreux analystes pensent que cette compagnie pétrolière appartenant à l’Etat est en passe de s’accaparer les parts de M. Evtouchenkov dans Bashneft.
La Banque Centrale a refusé de répondre aux questions de Financial Times. Mais plus tôt dans l’année, Sergueï Ignatiev, alors gouverneur de la Banque Centrale, a déclaré au journal Vedomosti, l’homologue russe de Financial Times, qu’il n’avait donné aucune garantie s’agissant du maintien de la licence de Mejprombank.
“Je n’ai jamais considéré l’engagement des avoirs navals comme faisant partie d’un accord prévoyant leur vente subséquente”, a déclaré M. Ignatiev.
Dmitry Peskov, l’attaché de presse du président Poutine, a nié que la Banque Centrale ait été instrumentalisée dans la saisie des avoirs navals de M. Pougatchev. “L’entreprise [de construction navale] était en ruines. Qui aurait voulu de cette affaire croulante? Il a accumulé un nombre de dettes impressionnant, puis s’est enfui”, a dit M. Peskov.
- Pougatchev conteste ces déclarations, affirmant que les chantiers navals étaient devenus florissants sous sa houlette, après une décennie de délabrement progressif. Selon lui, le gouvernement aurait artificiellement enflé les dettes par la suite, en faisant inscrire les avances de paiement pour les navires dans le passif.
De façon plus générale, il pense que la prise de son empire s’inscrit dans une campagne de plus grande envergure, ayant débuté en 2003 avec l’assaut mené contre la compagnie pétrolière IOUKOS de Mikhaïl Khodorkovsky. C’est cette même campagne qui aboutit aujourd’hui à la saisie des avoirs de M. Evtouchenkov. A la tête de cette campagne, selon M. Pougatchev, il y a le chef d’Etat russe, qui fait preuve d’une incompréhension fondamentale de la notion de propriété privée, ainsi que Sergueï Pougatchev a pu le constater lors de la visite d’un brise-glace nucléaire construit dans ses chantiers – le premier depuis 35 ans.
“Je me souviens de son étonnement”, se rappelle M. Pougatchev. “Il y avait des piscines à bord, des jardins, même une orangerie. Ce navire valait plus d’un milliard de dollars. Mais pour lui c’était inconcevable. De son point de vue, un entrepreneur privé pouvait fabriquer des brioches, mais pas des brise-glaces ou des navires de militaires.” Pour lui, M. Poutine avait gardé la mentalité du “citoyen soviétique, du tchékiste”, le terme russe désignant les membres de la police secrète.
“Rien ne sert de chercher le faux-pas qu’aurait commis M. Evtouchenkov”, dit-il, “c’est simplement le système qui commence à se dévorer soi-même”.
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