Le colonel Tcherkaline incrimine dans sa déposition Valery Mirochnikov, l’ex-directeur adjoint de l’Agence de garantie des dépôts. Ce dernier est accusé d’avoir mis en place un système de protection mafieuse des banques.
Selon l’une des versions du Comité d’enquête de la Fédération de Russie, une partie des milliards retrouvés chez le colonel du FSB constituait la “part” de l’ex-dirigeant de l’Agence, réfugié à l’étranger.
Témoignage d’officier
L’ex-directeur de la Deuxième section du Département “K” du Service de sécurité économique du FSB, le colonel Kirill Tcherkaline, a dévoilé aux enquêteurs le rôle joué par le Premier adjoint du directeur de l’Agence de garantie des dépôts (“ASV” en russe), Valéry Mirochnikov, dans l’organisation de la “protection” mafieuse des banques. C’est ce que rapporte un proche des deux hommes, interrogé par Open Media. Une source proche de l’enquête confirme ces affirmations. Mirochnikov figure actuellement dans cette affaire comme témoin, mais Tcherkaline insiste que c’est bien le directeur adjoint de l’Agence qui avait mis en place tous les système de protection mafieuse (connue en Russie sous le terme de krycha, le toit – note du trad.). Par ailleurs, selon Tcherkaline, une majeure partie de la somme record de 12 milliards de roubles retrouvés chez les accusés lors des perquisitions, appartiendrait en fait à Mirochnikov. Cet argent était “déposé” chez les membres de la famille de l’officier des services spéciaux. “Il y a maintenant dans cet affaire un homme à qui on veut tout faire porter”, souligne un proche du colonel.
Oleg Chigaïev, l’ex-propriétaire de la banque Baltiysky, indique également dans sa déclaration — qui est actuellement vérifiée par le Comité d’enquête — que Mirochnikov recevait de considérables pots-de-vin. Selon lui, Mirochnikov imposait une procédure d’assainissement à la direction de la banque visée, sous menace de retrait de licence et “d’inévitables problèmes avec les forces de l’ordre”. Sur les montants alloués à l’assainissement, un milliard devait être destiné à Mirochnikov et à ses “superviseurs du FSB, au titre de l’organisation et de la facilitation dе la transaction”.
Mirochnikov avait participé dès le début à la création système d’assurance des dépôts bancaires en Russie. Il avait occupé des postes à la Banque centrale, puis à l’Agence de restructuration des établissements de crédit, dont les fonctions ont ensuite été transférées à l’Agence de garantie des dépôts en 2004. Mirochnikov a commencé au sein d’ASV comme directeur-général-adjoint, puis a été nommé Premier adjoint en 2005; il supervisait à ce moment-là tous les aspects liés à la liquidation et à l’assainissement des établissements de crédit. Les auteurs de l’enquête menée conjointement par les médias Proekt et The Bell citent, sans les nommer, des banquiers qui affirment que Tcherkaline et Mirochnikov leur avaient demandé de l’argent en contrepartie du non-retrait de leur licence bancaire et de la suspension des enquêtes pénales ouvertes contre eux pour détournement de fonds.
Pour le moment, trois personnes ont été mises en examen dans le cadre de cette affaire: Kirill Tcherkaline et deux de ses anciens collègues, Andreï Vassiliev et Dmitri Frolov. Ce-dernier avait précédé Tcherkaline à la tête de la section “bancaire” du FSB. Les trois ont été arrêtés le 25 avril 2019. Tcherkaline est accusé d’avoir fourni des services de “protection générale” à des structures commerciales contre la somme de 850 000 dollars. Les trois sont également soupçonnés d’escroquerie. Le magazine Kommersant note, par ailleurs, que Tcherkaline aurait reçu de l’argent pour la “protection” fournie au co-propriétaire de la banque Transportnyi, Aleksandr Mazanov. Il aurait également fait partie du groupement criminel accusé d’avoir détourné le produit des ventes d’immobilier résidentiel de luxe à Moscou.
Tcherkaline coopère activement avec l’enquête. Selon Rosbalt, l’officier se serait repenti et aurait demandé à conclure un accord préjudiciel. “Des entrepreneurs et des banquiers, qui se sont confrontés au tandem Frolov-Tcherkaline et à leurs complices, à un moment ou un autre, viennent aujourd’hui au FSB pour déclarer les sommes qu’ils avaient dû payer contre cette “protection” et d’autres services. La plupart de ces déclarations ne peuvent toutefois pas être instruites par manque de preuves. La déposition de Tcherkaline permettra, peut-être, de faire avancer l’enquête sur un certain nombre de ces cas, qui se trouve, pour l’instant, au point mort”, a indiqué une source au sein de l’Agence. Par ailleurs, Tcherkaline a accepté de rendre à l’Etat plus de 6 milliards de roubles qui seraient, selon son avocat, “d’origine non prévue par la loi”. L’avocat de Tcherkaline, Vladimir Mikhaïlov a refusé de faire des commentaires sur le déroulement de l’enquête.
Un partenaire en Israël
Le témoin Mirochnikov n’a pas pu être interrogé: les enquêteurs étaient intéressés par la teneur de sa correspondance avec Tcherkaline, mais il ne s’est pas présenté suite à la convocation qui lui a été adressée. L’Agence de garantie des dépôts a fait savoir le 10 juillet que Mirochnikov avait donné sa démission. Selon l’interlocuteur interrogé par Open media, qui connaissait bien l’ancien Premier adjoint, cela faisait déjà plus de deux mois que personne ne l’avait vu à son bureau. Aussitôt après l’arrestation de Tcherkaline et des autres figurants de l’affaire, Mirochnikov avait quitté la pays. D’ailleurs le colonel du FSB ne parle désormais de l’ex-dirigeant de l’Agence qu’au passé, souligne une ancienne connaissance: “Dans toutes ses dépositions Tcherkaline parle de Mirochnikov comme si ce dernier n’était déjà plus de ce monde”.
Après l’arrestation de Tcherkaline, selon l’une des sources interrogées par les auteurs de l’enquête menée par les médias Proekt et The Bell, Mirochnikov serait d’abord parti en vacances avec sa famille en Australie, puis serait allé en Allemagne. Les enquêteurs pensent qu’ils pourrait actuellement se trouver en Israël, affirme un interlocuteur de Open media proche du Comité d’enquête. Selon lui, Mirochnikov aurait sans doute rejoint son associé en affaires et ancien collègue de l’Agence, Alexandre Dounaïev. Dounaïev a été précédemment cité par l’ex-propriétaire de Mezhprombank, Sergueï Pougatchev: l’ancien sénateur accuse en effet Mirochnikov d’une tentative d’extorsion de 350 millions de dollars, sous menace de représailles physiques et de poursuites pénales. Ces menaces auraient été transmises à Pougatchev en juin 2011 par Dounaïev.
Dounaïev est également mentionné comme “consultant recruté par ASV” dans le témoignage d’Oksana Reinhardt, directrice exécutive pour les marchés émergeants de la société financière japonaise Nomura. En 2012 Reinhardt a fourni un témoignage écrit dans le cadre de l’affaire Pougatchev et en prévision d’un éventuel procès d’arbitrage (par la suite Pougatchev a en effet déposé plainte contre la Fédération de Russie à la Cour permanente d’arbitrage de La Haye). Open media dispose d’une copie des pièces mentionnées, dont l’authenticité a été confirmée par une source proche de l’enquête.
Etant donné que Nomura était un créancier de Mezhprombank, Reinhardt avait essayé de s’informer auprès de Mirochnikov sur les moyens pour la société japonaise de recouvrer sa créance. Elle affirme que lors du premier entretien le directeur adjoint de l’Agence aurait déclaré qu’il avait l’habitude de “faire pression sur les oligarques ayant quitté la Russie”. Lors du second entretien Dounaïev était également présent, et a déclaré que la question des dettes contractées par les sociétés de Sergueï Pougatchev serait résolue grâce à la vente des chantiers navals Sévernaya. Dounaïev aurait ajouté que seuls les créanciers seraient payés à l’issue de la vente, et que Pougatchev ne pourrait prétendre à aucune part. C’est ce qui s’est passé: en été 2012 les chantiers ont été vendus aux enchères, à un prix huit fois inférieur à celui escompté par Pougatchev.
En 2012 Dounaïev a été mis en examen dans le cadre d’une affaire pénale pour détournement d’un demi-milliard de roubles, mais il a réussi à fuir la Russie. En 2014 il a été arrêté en Israël, mais n’a pas été extradé en Russie, parce qu’une “notice rouge” avait été émise contre lui par Interpol en 2017. Selon les bases de données officielles, Dounaïev demeure recherché par le Ministère de l’intérieur de la Fédération de Russie.