La Russie se tourne de plus en plus vers une armée de juristes professionnels pour promouvoir ses intérêts et intimider ses détracteurs en Occident
Par ANDREW FOXALL
En Syrie, comme en Ukraine et en Géorgie auparavant, la Russie a recours aux armes pour parvenir à ses fins, déployant une force brutale et semant la terreur. En Occident elle a recours aux armes juridiques et abuse de la primauté du droit pour intenter des procès politiques sans fondement substantiel ou juridique, afin de terroriser ceux qui se sont retrouvés dans le collimateur du Kremlin.
Au cours des seize dernières années Vladimir Poutine a bâti un système où le Kremlin concentre l’intégralité du pouvoir et où la primauté du droit n’existe plus. Le discours poutiniste pose la Russie en rempart contre un Occident décadent à la morale débile – une civilisation aux antipodes de la Mère Patrie. Mais voilà qui est étonnant: alors même que le Kremlin répand une propagande anti-occidentale sur toutes les fréquences radio et toutes les chaînes de télévision du pays, la Russie se tourne de plus en plus vers l’Occident pour assoir ses intérêts, ayant surtout recours, semble-t-il, aux cours de justice occidentales.
C’est une situation qui reflète la façon dont Poutine appréhende le système international. La Russie cherche à survivre dans un contexte de mondialisation, mais en posant ses propres conditions. Elle veut faire partie de l’Occident, tout en s’en distinguant. C’est la ligne que le Kremlin suit au moins depuis 2012, lorsque Poutine est revenu à la présidence. Poutine souhaite que la Russie soit reconnue comme une puissance mondiale et siège aux côtés des acteurs internationaux majeurs. Mais il veut que ces mêmes acteurs reconnaissent le droit de la Russie à s’ingérer dans les affaires d’Etats souverains, à mettre à mal la sécurité internationale, à interpréter le droit international et ses normes comme bon lui semble, et à poursuivre ses propres intérêts.
La Russie emploie diverses tactiques pour promouvoir les intérêts dont il est question et, ce faisant, déstabiliser l’Occident de l’intérieur. Le Kremlin finance des chaînes de télévision, des journaux et des sites Internet à l’étranger, crée des pseudo-institutions de recherche, des cercles de réflexion et des mouvements politiques, et offre son soutien à des imbéciles qui peuvent se rendre utiles, à des agents d’influence et d’autres personnages douteux. Le Kremlin, à travers une guerre juridique, a également levé tout une armée de professionnels du droit en Occident, qui deviennent ainsi des agents de la politique étrangère russe.
L’expérience de Sergueï Pougatchev, un financier russe qui fut connu comme étant “le banquier de Poutine”, en est une illustration probante. La situation de Sergueï Pougatchev, qui a été sénateur entouré d’un excellent réseau de relations, s’est littéralement écroulée en 2010, lorsque la banque Mejprombank, dont il était copropriétaire, s’est trouvée en défaut de paiement et s’est vu retirer sa licence après avoir reçu une aide de 40 milliards de la Banque Centrale de Russie. En 2013, deux ans après qu’il eut quitté la Russie pour le Royaume-Uni, un tribunal de Moscou a jugé que Pougatchev était coupable de la faillite de Mejprombank. La justice avait été saisie par l’Agence de Garantie des Dépôts (ASV) agissant en qualité de liquidateur de Mejprombank.
Pougatchev affirme que Mejprombank s’est trouvée en faillite parce que l’Etat russe l’a spoliée de plusieurs milliards de dollars d’actifs, notamment des chantiers navals, et des projets de développement immobilier et énergétique. Plusieurs de ces projets se sont retrouvés ensuite sous le contrôle d’Igor Sétchine, l’un des hommes les plus proches de Poutine. L’Agence de Garantie des Dépôts – représentée par Stephen Smith QC et Ben Griffiths du cabinet Erskine Chambers, ainsi que par Hogan Lovells, un cabinet international ayant son siège principal à Londres – affirme que Mejprombank a fait faillite parce que Pougatchev s’est personnellement approprié des centaines de millions de dollars sur l’aide d’urgence accordée par la Banque Centrale russe. En été 2014 la Cour Suprême de Londres, saisie par ASV, a émis une ordonnance de saisie conservatoire internationale, gelant ainsi près de 2 milliards de dollars d’avoirs appartenant à Sergueï Pougatchev.
Pougatchev assure qu’il s’agit d’un procès motivé politiquement. Quelle que soit la vérité en ce cas précis, il y a d’autres exemples plus clairs et probants.
Depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir en Russie, peu de décisions politiques ont pu rivaliser d’insolence avec l’emprisonnement de Mikhail Khodorkovsky en 2003 et le démembrement en 2007 de IOUKOS, la plus grande compagnie pétrolière russe à l’époque. Au cours des années qui ont suivi, Bruce Misamore, ancien directeur financier de IOUKOS, a réuni autour de lui plusieurs autres ex-directeurs de l’entreprise, tentant de recouvrer des avoirs appartenant aux actionnaires et au fond de pension des employés. En 2004 Misamore s’est porté devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), arguant que la Russie s’était emparée de IOUKOS illégalement, après avoir imposé des taxes illégales et avoir vendu l’entreprise dans des enchères frauduleuses. Dans son arrêt final rendu en 2014, la CEDH a tranché en la faveur de Misamore, accordant aux actionnaires de IOUKOS 1,9 milliards d’euros (2,5 milliards de dollars) au titre de dommages.
Tout au long de l’instruction, la Russie était représentée devant la CEDH par l’avocat londonien Michael Swainston QC de Brick Court Chambers. Le conseil fiscal était Timothy Brennan QC de Devereux Chambers, également basé à Londres. La Russie donnait des instructions directes à son équipe de conseils. “La Russie ne se présente pas devant les tribunaux occidentaux en tant que Russie”, explique Misamore. “Ce que je veux dire, c’est qu’il y a peut-être quelques personnes du gouvernement russe qui sont présentes, mais la Russie est essentiellement représentée par des cabinets juridiques occidentaux. Aujourd’hui, ils sont le visage de la Russie dans les salles d’audience.”
Les affaires Pougatchev et IOUKOS témoignent clairement de l’ampleur de l’instrumentalisation des avocats occidentaux par le Kremlin dans la défense de ses intérêts. Dans d’autres affaires la main de Moscou est moins apparente.
A titre d’exemple, prenons le cas de Bill Browder, fondateur de Hermitage Capital Management. En 2012 Pavel Karpov, un ancien policier, a intenté un procès en diffamation à Browder devant la Cour Royale de Justice de Londres. Dans une série de vidéos mises en ligne sur Internet, Browder accuse Karpov d’avoir été complice du meurtre de son avocat Sergueï Magnitsky. Karpov a prétendu qu’en établissant un lien entre son nom et l’assassinat de Magnitsky, Browder aurait “porté atteinte à sa réputation devant les tribunaux d’Angleterre et du Pays de Galles”. Pour le représenter devant les tribunaux Karpov a choisi les services d’Andrew Coldicott QC, l’un des avocats les plus chers du Royaume-Uni spécialisé dans les affaires de diffamation, et ceux de Geraldine Proudler, avocate au cabinet international Olswang ayant ses bureaux à Londres.
Ces mesures ont porté peu de fruits. Dans sa décision rendue en 2013, le juge Simon a rejeté la plainte déposée par Karpov, observant “une certaine fausseté de la part du plaignant à chercher à protéger sa réputation dans ce pays”. Mais une autre question importante est comment Karpov, dont le salaire mensuel officiel s’élève à 500 dollars américains, a pu se permettre les services desdits avocats (les seuls frais de justice de Karpov sont estimés à 2 millions de livres sterling). Une partie de réponse à cette question figure dans les conclusions soumises au tribunal par Anthony White QC, l’avocat de Browder. Notant que Karpov “n’a pas les moyens de régler lui-même les frais liés à ce procès”, White déclare que “la Cour ne peut être certaine que l’Etat russe n’est pas, d’une manière ou d’une autre, impliqué dans cette action de justice”.
L’Occident gagnerait à regarder de près ce qui se passe.
Ayant détruit tout ce qui aurait pu s’apparenter à la primauté du droit en Russie, le Kremlin parvient désormais à associer l’Occident aux efforts de persécution visant ses opposants, et à usurper son aide pour se soustraire au châtiment de ses crimes. L’affaire IOUKOS et l’affaire Magnitsky sont les deux exemples les plus flagrants et les mieux documentés du côté obscur du poutinisme. Dans les deux cas le Kremlin a abusé des lois et des systèmes judiciaires occidentaux pour parvenir à ses fins politiques.
La Russie n’est évidemment pas la seule à user de l’arme juridique contre l’Occident. La doctrine des “Trois guerres” de la Chine adoptée en 2003, identifie la règle de droit comme l’une des armes offensives servant à avancer sur le terrain politique et commercial. En ce moment la Chine manipule la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer de 1982, cherchant à assoir sa main-mise en mer de Chine du Sud et de l’Est. Les terroristes et leur sympathisants voient depuis longtemps la loi comme un moyen d’affaiblir et de poser des obstacles à ceux qui veulent les arrêter. Un manuel de formation d’Al-Qaïda prescrit aux combattants qui sont faits prisonniers, de déposer de fausses plaintes pour torture, afin de retourner la situation et se positionner en victimes.
Mais la Russie se distingue en ce qu’elle utilise la “guerre juridique” à plus grande échelle que les autres, et le manque d’attention que recueille ce phénomène témoigne d’un échec de plus grande ampleur de la part de l’Occident: l’incompréhension de la menace que représente le Kremlin.
En dépit des évènements des trois dernières années, la plupart des capitales occidentales montrent une profonde réticence à voir la Russie de Poutine pour ce qu’elle est: une kleptocratie cynique, avec un niveau de corruption grotesque, dangereusement obsédée par l’Occident. La Russie est un pays qui profite de chaque occasion pour miner l’Occident et ses institutions, dont l’Union Européenne, l’OTAN, et les divers organes et cadres législatifs qui fondent l’ordre établi après la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide. C’est dans ce contexte qu’il convient d’appréhender l’usage qu’elle fait des tribunaux européens et ses abus de la règle de droit.
Face à cette situation, l’Occident dispose de plusieurs moyens pratiques pour contrer cette guerre juridique menée par la Russie. Des campagnes d’information publique et des formations destinées aux professionnels du droit sont nécessaires pour expliquer que de tels recours en justice sont de plus en plus utilisés comme des instruments de guerre. Ceux qui livrent une guerre juridique doivent être combattus dans les tribunaux même de l’Occident, dans le cadre du droit national et international; L’Occident doit être aussi déterminé à gagner cette guerre juridique, que s’il s’agissait d’une bataille militaire. L’Occident doit adopter des tactiques juridiques agressives contre ceux qui poussent à la guerre juridique: il s’agit, par exemple, de sanctionner les avocats qui déploient fréquemment des arguments spécieux ou violent les réglementations de sécurité.
Du reste, une réforme des systèmes juridiques occidentaux de manière à les empêcher de se rendre complices de la kleptocratie poutinienne n’est pas une tâche impossible.
La Russie et les avocats occidentaux se sont depuis seize ans retranchés dans un pragmatisme lucratif. Ils vous rétorqueraient qu’ils ne font rien de mal. Pour la Russie, l’Occident constitue un terrain de jeu équitable, avec un cadre établi et des magistrats et des avocats libres et impartiaux. Pour les avocats, la Russie à le droit d’être juridiquement représentée dans un procès équitable, devant un tribunal indépendant et impartial. Mais il y a un prix à payer pour cela: ces avocats oeuvrent ainsi constamment, à leur manière, à saborder la sécurité occidentale et contribuent à l’extension de l’autoritarisme agressif de la Russie.
Publié le 20 janvier 2016
Andrew Foxall est directeur du Centre d’études russes à la Henry Jackson Society, un cercle de réflexion de politique internationale basé à Londres.