Andrew Higgins, The New York Times, 20.05.2016
Nice, France.
Quand ses gardes du corps ont trouvé un petit paquet marron avec des fils qui dépassaient, collé au châssis de sa Rolls-Royce à Londres, Sergueï Pougatchev a décidé qu’il était temps de disparaître. Tout comme il avait quitté la Russie auparavant, il a délaissé l’année dernière la Grande Bretagne dans l’espoir de trouver un asile plus paisible sur la Riviera française.
« Londres est une ville dangereuse », – déclare l’oligarque russe de 53 ans, ancien ami de Vladimir Poutine, rappelant qu’au minimum trois Russes fâchés avec le Kremlin avaient trouvé la mort dans des circonstances obscures au cœur de la capitale anglaise ou dans ses faubourgs au cours des dix dernières années.
« J’ai senti que l’étau se resserrait », – ajoute Pougatchev. « Ici, je me sens plus en tranquillité, et qui plus est le temps est bien meilleur » – dit-il debout sur le tapis en peau de tigre posé sur la terrasse de sa villa niçoise qui donne sur la Méditerranée.
Toutefois, son départ n’a pas été du goût de la Haute Cour de Justice de Londres qui, à la demande de l’Agence nationale russe pour l’assurance des investissements, avait ordonné de saisir le passeport de Pougatchev, citoyen français depuis 2009, et d’ouvrir une information judiciaire sur tous ses actifs avec interdiction de quitter la Grande Bretagne jusqu’à ce que la décision sur l’affaire des fonds qu’il aurait prétendument volés à la Russie soit rendue.
La juge de la Haute Cour de Justice Vivien Rose n’a pas pris en considération les plaintes de M. Pougatchev relatives aux atteintes portées à sa vie et l’a condamné par défaut en février dernier à deux années de prison assorties d’une obligation de s’acquitter de 375 000 livres sterling de frais judiciaires, soit près de 548 000 dollars.
Comme il apparaîtra plus tard, le dispositif caché sous sa Rolls-Royce, ainsi que les autres objets trouvés sur trois autres véhicules, ne contenaient aucun explosif ni substance nocive, mais étaient en réalité des systèmes de suivi installés par une société britannique privée travaillant sur commande des Russes.
Le refus d’exécuter l’ordre du tribunal a été le dernier épisode d’un long enchainement d’épreuves pour cet homme qui, il y a quelques années encore, était en Russie un des oligarques de l’ombre des plus riches et des plus influents. Généreux bienfaiteur de l’église orthodoxe, cet ancien ami du Président Poutine était à la tête d’un empire commercial comprenant une banque, deux entreprises de construction navale opérant pour le compte de la Marine russe, un énorme gisement de charbon en Sibérie et un ensemble immobilier de prestige au pied de la place Rouge.
Contrairement à Boris Berezovski, retrouvé mort en 2013 dans sa demeure de la banlieue de Londres, Alexandre Litvinenko, ex-officier du KGB décédé à Londres en 2006 empoisonné par un isotope radioactif rare, ou Mikhaïl Khodorkovski, ancien magnat du pétrole, qui a longtemps séjourné dans des geôles russes avant de fuir pour la Suisse, puis Londres, Sergueï Pougatchev n’a pas perdu son temps à essayer de s’immiscer dans la politique nationale russe ou à former une opposition contre Vladimir Poutine depuis l’étranger.
Il n’a pas non plus cherché à s’allier aux ennemis du Kremlin, comme l’avait fait Alexandre Perepilitchni, banquier russe émigré qui a subitement trouvé la mort en 2012 alors qu’il faisait un jogging près de sa propriété, ceci après avoir transmis des informations sur la corruption en Russie à l’homme d’affaires londonien Bill Browder. Des traces d’un poison extrêmement rare seront retrouvées dans son estomac quelques temps plus tard.
Et pourtant, au combien il est difficile à Sergueï Pougatchev de se débarrasser de son passé russe et de sortir du code de conduite, qu’il qualifie de « quasi-mafieux », qui lie les mains des nouveaux et des anciens membres du proche entourage du Kremlin. Nombre de critiques en Russie considèrent que Pougatchev est tout simplement un escroc qui voulait voler encore un peu plus d’argent. Il insiste pour sa part sur le fait qu’il a été victime d’un système qui récompense une loyauté absolue et punit ceux qui placent leurs propres intérêts au-dessus des exigences de l’état.
D’un côté, il était mieux introduit que quiconque dans ce proche entourage. Ses albums de famille contiennent des photographies où l’on voit deux de ses fils, alors adolescents, jouer avec les filles de Poutine à l’intérieur du Kremlin et près de sa maison de campagne aux abords de Moscou. D’autres montrent des dîners réunissant autour d’une même table des hommes influents du Kremlin, comme par exemple Igor Setchine – ex-officier du KGB, dont les états de service renvoient à la Corporation de construction navale unifiée (entreprise publique qui contrôle les chantiers navals qui appartenaient jadis à Pougatchev).
Les célèbres photographies de Vladimir Poutine torse nu à la chasse, à la pêche ou à cheval ont été faites dans la propriété de Pougatchev en République de Touva, région qu’il a représentée au Conseil de la Fédération de 2001 à 2011.
A l’instar de la plupart des grandes fortunes russes, Sergueï Pougatchev s’est lancé dans les affaires durant la période de chaos qui a marqué les années 1990 : il a fondé la Mejprombank, au travers de laquelle il a financé d’autres entreprises et a renforcé ses liens avec l’état et les autorités religieuses. Ce fils d’officier soviétique a cinq enfants : deux fils d’une épouse russe de laquelle il a divorcé, et trois autres enfants d’Alexandra Tolstoï, citoyenne britannique éprise de mondanités et lointaine descendante de Léon Tolstoï. Elle passe la plus grande partie de son temps à Londres où leurs enfants suivent une scolarité à l’école française.
Le couple est apparu à plusieurs reprises dans les chroniques mondaines russes et britanniques, surtout à l’époque où chacun d’eux étaient mariés de leur côté. Les médias britanniques l’avaient baptisé « le banquier du Kremlin », bien qu’il nie totalement ce rôle. Même s’il affirme que son statut de milliardaire fait partie du passé, Pougatchev est loin de vivre dans la misère à en juger par sa villa à Nice et son équipe permanente de cuisiniers, de domestiques et de gardes du corps.
En 2014, ses actifs ont été gelés dans le monde entier en vertu d’une décision de justice initiée à la demande de la Russie, mais Pougatchev a été autorisé à dépenser 50.000 livres sterling par semaine pour ses frais quotidiens. Il a également conservé ses propriétés à Chelsea, un des plus riches quartiers de Londres, et à Nice, ainsi qu’un yacht équipé d’une piscine à son bord battant pavillon monégasque.
Ses actifs les plus précieux sont certainement les documents et les preuves rassemblés en vue de préparer les procédures judiciaires intentées contre la Russie et soumis à l’arbitrage du tribunal de La Haye. Il espère y prouver que la Russie, après l’avoir exproprié de ses biens pour un montant d’au moins 12 milliards de dollars, a enfreint le Traité bilatéral d’investissement qu’elle a contracté avec la France et attend une compensation pour le préjudice qu’il a subi.
Parmi les documents en sa possession se trouve le procès-verbal d’une réunion interministérielle datée de 2011 au cours de laquelle a été monté un plan visant à le pousser à céder ses usines de construction navale à la Corporation de construction navale d’Igor Setchine. Durant cette même réunion, il aurait été recommandé au FSB (version post-soviétique du KGB) « de procéder à des vérifications » et de découvrir « des indices de délits » pour forcer la transmission des actifs.
L’intervention du FSB dans des négociations commerciales ordinaires a provoqué, aux dires de Pougatchev, « un passage extrêmement rapide à un niveau de négociations non-commerciales ». Il affirme qu’il était prêt à céder les usines de construction navale, à la condition que l’état en fasse l’acquisition au prix du marché. Au final il n’a rien obtenu et les usines ont été saisies après que la banque, pour les crédits de laquelle elles servaient de caution, ait fait faillite.
Comme la majorité des contentieux russes liés à l’argent qui ont été traités devant la justice britannique et européenne ces dernières années, la lutte de Pougatchev a rapporté des millions de dollars aux avocats, mais peu d’éclaircissements. Dans leur recherche de la vérité, les juges chargés des affaires ont été contraints à des efforts démesurés pour confronter les versions radicalement opposées des parties.
La juge britannique qui a prononcé la condamnation à une peine d’emprisonnement de Pougatchev après son départ pour la France a émis des doutes sur les bonnes intentions de l’homme d’affaires, mais elle a reconnu qu’il « faisait l’objet de sérieuses pressions ». Se référant aux « réalités du pouvoir politique en Fédération de Russie », elle a fait remarquer que le louvoiement de Pougatchev était en partie compréhensible.
« J’espère que tout sera terminé d’ici à la fin de l’année. Je suis convaincu de l’issue favorable de cette affaire » – déclare Pougatchev au sujet du procès intenté devant le tribunal de La Haye. Il ajoute aussi « qu’il n’a pas besoin » de ces milliards figurant dans la plainte à titre compensatoire. Il veut simplement se venger du système russe qu’il a aidé à mettre en place quand il a favorisé la désignation de Poutine en qualité de dauphin de Boris Eltsine.
« J’ai été de ceux qui l’ont amené au pouvoir » – dit-il, se remémorant comment, à la veille de la fin du mandat présidentiel d’Eltsine en 1999, il encensait Poutine devant la fille d’Eltsine Tatiana Diatchenko et son mari Valentin Youmachev, homme influent au Kremlin.
« Aujourd’hui, je me rends compte que cela a été une erreur » – rajoute-il.