Sur l’air de la chaîne de télévision « Rain »
Une condamnation, donc: huit ans de réclusion en colonie pénitentiaire de régime strict. Avant cela, nous en avons déjà parlé, Vladimir Poutine a déclaré avec assurance à sa conférence de presse que le comité d’enquête estimait avoir toutes les preuves nécessaires.
Or, moi, je me souviens des évènements de l’année dernière, au mois de novembre. Poutine avait alors limogé Oulioukaïev pour perte de confiance. Son attaché de presse, Dmitry Peskov, nous avait assuré que depuis le début le président était au courant de tous les détails de l’enquête préliminaire. Et je me rappelle très bien les mots prononcés à l’époque, il y a un an, par un fonctionnaire de haut rang, qui avait dit: il y a suffisamment de preuves.
C’est à croire que la sentence avait été formulée à ce moment là, qu’elle avait déjà “mûri », et cette certitude de la culpabilité d’Oulioukaïev était dès lors devenue inébranlable, quelle que fût l’adresse déployée par les avocats du prévenu, quels que fussent leurs raisonnements et leurs arguments. Le sort fut jeté.
Mais pourquoi Oulioukaïev? Et qui se cache derrière cette peine ultra-sévère? Est-ce Vladimir Poutine en personne? Ou bien Igor Sétchine? Nous n’avons toujours pas de réponses à toutes ces questions. Nous aimerions pourtant les trouver.
Je suis en communication par Skype avec Sergueï Pougatchev, ci-devant sénateur.
– Sergueï, bonsoir. Si vous pensez, justement, que c’est important dans ce contexte, dites-nous ce qui s’est passé, selon vous. Comment comprenez-vous l’aboutissement de ce procès auquel nous avons assisté?
– Je comprends, j’ai entendu un certain nombre de commentaires à ce sujet… Mais je pense que la perte de l’indépendance de la justice en Russie ne date pas d’hier. Elle ne date pas de cette condamnation, prononcée à l’égard d’Oulioukaïev. Cela remonte à bien avant.
– Oui, nous le comprenons bien.
– … Cela remonte à 2003, lorsqu’avait éclaté l’affaire IOUKOS. C’était une première tentative, un rodage. C’est interessant, d’ailleurs. En fait, Poutine a toujours cherché à contrôler les administrations de force et, avant tout, la justice. Je me souviens comment tout cela se passait. Je me souviens des querelles, des conflits entre les uns et les autres au sujet des nominations de juges et de procureurs, et ainsi de suite. On sait, par exemple, que nous avons depuis longtemps un président de la Cour Suprême inamovible, qui concentre entre ses mains toutes les branches du judiciaire: tribunaux de commerce et tous les autres… Qui, du reste, ne décide rien lui-même, évidemment. Les décisions sont prises au Kremlin, c’est évident. Et l’affaire IOUKOS a été un premier jet, pour ainsi dire.
– Et les sentences aussi seraient donc rédigées au Kremlin?
– Oui, les sentences sont rédigées au Kremlin. Bien sûr.
– Pour ce genre d’affaires, c’est cela?
– Oui. Je le sais pour sûr. C’est un fait.
– Cette sentence-ci a aussi été rédigée au Kremlin?
– Oui, sans le moindre doute. Ce genre de choses ne se décide pas autrement. Et cela ne sert à rien de s’évertuer à imaginer des versions, comme quoi Sétchine aurait pu être à l’origine de cela, tant son influence est grande, etc. etc. C’est évidemment une décision qui a été prise par Poutine, sous l’influence de son entourage. Et il est inutile de se demander ce qu’Oulioukaïev a bien pu commettre de si terrible. Oulioukaïev n’est pas plus terrible que cela, il est la chair de la chair de ce système de bureaucrates et de fonctionnaires. Il en est bien conscient, d’ailleurs. On l’a vu, quand il a présenté des excuses, demandé pardon et ainsi de suite.
– Oui, en effet, il a dit avoir cherché le compromis. Il a dit faire partie de ce système.
– Je dirais même plus. Je le connais très bien, personnellement, depuis de nombreuses années. Dans ce cas précis, en l’espèce, il est clair qu’il n’y a pas eu d’infraction. Il n’était pas coupable de corruption en ce cas d’espèce bien précis. Mais c’est tout le système de la fonction publique russe, du gouvernement, de la gestion de l’Etat, qui repose là-dessus. Je peux vous dire qu’au moment où Poutine est arrivé au pouvoir, il était encore visé par une enquête pénale menée par le parquet de Saint-Pétersbourg.
– Qui « il »? Poutine?
– Oui, Poutine et Koudrine. Et ensuite, lorsqu’ils étaient en train de gravir les échelons du pouvoir, cette affaire a été classée. Mais il avait dû, à l’époque, se soumettre à des interrogatoires, etc. L’affaire a été classée, mais je pense que cela l’a beaucoup traumatisé. Il a compris que celui qui détenait la clé de cette porte-là, tenait dans sa main le destin… dans son cas à lui, il s’agit du destin du pays.
– Oui, oui. Je comprends bien. Mais revenons quand même, si vous le voulez bien, à ce qui se passe aujourd’hui. Vous dites que la décision émane de Poutine. Quand l’aurait-il prise? L’aurait-il prise au moment de l’arrestation, il y a un an? Ou bien l’aurait-il décidé récemment?
– Mais non, voyons. Bien sûr que non. Ce genre de choses se décide bien à l’avance. Vous avez vous-même parlé de son intervention, où il a dit que tout était clair, qu’il avait suivi l’affaire et qu’il avait tout bien compris. Vous comprenez bien ce que cela veut dire. Comment fonctionne le tribunal, à votre avis? L’affaire IOUKOS est un excellent exemple. Les juges rédigeaient les conclusions dans un sanatorium gardé par le Service Fédéral de Sûreté, et les envoyaient page par page au Kremlin, où Medvedev, Sétchine et plusieurs autres, à commencer bien sûr par Poutine, en prenaient connaissance et débattaient du nombre d’années: fallait-il le condamner à douze ans, dix ans et demi, ou bien, admettons, à dix ans et deux mois…. C’était un vrai marchandage. Je me le rappelle bien. J’en étais sidéré.
– Je comprends parfaitement. Je comprends la comparaison que vous faites avec l’affaire IOUKOS. Je comprends l’origine de l’affaire IOUKOS – du moins j’ai l’impression de comprendre. On comprend ce qui se passait à ce moment-là, quels étaient les enjeux, le pourquoi et le comment. Mais je n’ai pas du tout l’impression de comprendre en ce qui concerne Oulioukaïev. Est-ce que vous, vous comprenez pourquoi cela a été fait?
– Bien sûr que je comprends! Pour Oulioukaïev c’est très simple. Oulioukaïev est ministre de l’Economie. En ce moment, dans le contexte des sanctions occidentales (et vous savez bien qu’en février il y aura le rapport devant le Congrès et qu’un durcissement des sanctions est prévisible), il y a un déficit d’argent dans le pays. Il était le ministre de l’Economie! Il n’était pas le ministre… du Sport, disons. Ministre de l’Economie. Autrement dit, c’est lui qui détermine l’affectation des fonds dans le futur budget.
– Et donc? Que faut-il en conclure? Il se sera rebiffé? Il se sera mal conduit?…
– Non, il ne se rebiffait pas, non… C’est juste qu’on ne peut pas plaire à tout le monde.
– Donc il aura marché sur les plates-bandes de quelqu’un?
– Non, pas nécessairement, mais vous comprenez bien, lorsqu’il n’y a pas assez d’argent, mais que tout le monde a pris l’habitude de vivre sans compter, de dépenser les fonds budgétaires pour ses propres besoins, selon ses propres envies, – du genre: on passe chez Poutine et on dit qu’il faut, que sais-je, tripler le budget de construction du pont de Kertch – et que tout d’un coup Oulioukaïev vous dit: “Non, il n’y a pas d’argent et il n’y en aura pas…!”, évidemment, Oulioukaïev devient indésirable. Et le poste d’Oulioukaïev n’est pas le seul de cette catégorie. Je dirais que Sétchine en ce moment occupe un poste semblable. La société Rosneft est actuellement l’une des rares à avoir encore des ressources. Donc, en somme, ce n’est pas une attaque ciblée, visant très personnellement Oulioukaïev qui aurait manqué d’égards envers quelqu’un, ou qui aurait trop campé sur ses positions… Non, ce n’est pas le cas. D’ailleurs je vous ai transmis exprès une lettre officielle, dans laquelle Oulioukaïev se rend coupable d’un crime dans l’exercice de ses fonctions. Ayant été nommé pour un jour président par intérim de la Banque Centrale, il rédige une lettre à l’attention d’Igor Sétchine, dans laquelle il lui dit: “Mon cher Igor Ivanovitch” (Oulioukaïev a fait classer la lettre comme confidentielle, mais vous l’avez reçue), … »cher Igor Ivanovitch”, lui écrit-il, “j’ai appris que vous aimeriez acquérir certains avoirs (cela me concernait directement, moi) à un prix sous-côté. Je vous offre mes services pour assurer une estimation au montant qui vous convient.” Voici un cas précis de crime, une violation évidente du code pénal. A la suite de cela je l’appelle, je lui dis: « Attends un peu, Alexeï, c’est quoi cette histoire?” Et lui me répond: « Tu comprends, c’est une question de circonstances… Je pense qu’Ignatiev va être remplacé sous peu, et je me suis dit qu’il serait bon de se concilier Sétchine. Si Sétchine vote en ma faveur, je serai nommé président de la Banque Centrale. »
– J’aurais du mal à entrer dans ce dialogue avec vous maintenant, parce que je n’ai pas encore lu ce document que vous dites m’avoir envoyé…
– Ah, je vous demande pardon. Je l’ai pourtant bien envoyé…
– Oui. Je comprends… Mais là, vous parlez vraisemblablement de faits qui remontent à avant sa nomination au poste de ministre…
– Tenez, regardez: Sétchine… Oulioukaïev.
– Oui, oui. Je comprends bien. On comprend bien que le système est comme cela, qu’Oulioukaïev était impliqué dans ces manigances d’appareil politique… ce qui pour autant n’enlève rien à l’injustice – flagrante pour beaucoup – de ce procès…
– Il est très regrettable qu’Oulioukaïev ait été condamné aujourd’hui sans fondement, dans ce cas bien précis. Mais il faut bien se rendre compte qu’après l’avènement de Poutine, la Russie a dit adieu à l’indépendance du judiciaire. Je ne parle même pas des organes de police, le FSB, la Procurature, et tous les autres, les comités d’enquête, etc. J’y suis moi-même régulièrement confronté. Si l’on remonte à quelque sept ans en arrière, en 2010, par exemple, où l’instruction d’une affaire durait des années, où les avocats préparaient des conclusions, et que l’on compare à maintenant, on constate qu’aujourd’hui la justice est devenue un parfait simulacre. Cela vaut pour n’importe quelle décision judiciaire. Et vous en avez ici un exemple de plus. Vous avez un ministre de l’Economie qui se retrouve condamné à huit ans en colonie pénitentiaire de régime strict, sur la base de vagues déclarations orales, fondées sur rien du tout.
– Merci beaucoup. C’était Sergueï Pougatchev.