Sergueï Pougatchev, heureux comme un ex-oligarque russe en France

Le TGI de Nice vient de donner raison à l’ex-oligarque russe naturalisé français Sergueï Pougatchev contre l’Agence russe pour l’assurance des dépôts, qui prétendait saisir ses biens dans l’Hexagone. De quoi faire dire à l’ex-patron d’Hédiard qu’il a bien fait de s’exiler en France, lui qui s’affirme victime de persécution du Kremlin. Rencontre.

Il vit retranché, sous la protection de gardes du corps, dans sa luxueuse résidence niçoise – le très cossu Château 1900 de Gairaut, niché sur une colline, avec vue imprenable sur la Baie des Anges. Retranché, mais heureux, l’ex-flamboyant entrepreneur, surnommé au temps de Eltsine « le banquier du Kremlin », Sergeï Pougatchev savoure sa victoire. « On ne saurait trop insister sur l’importance de cette décision du tribunal français. Elle n’a pas de précédent dans la mise en lumière de l’arbitraire en vigueur en Russie, où le régime de Poutine a pratiquement détruit tout le système judiciaire qu’il utilise pour harceler ses ennemis personnels et ceux de son entourage», s’enflamme l’ex-oligarque, naturalisé français en 2009, depuis le bar d’un grand hôtel niçois.

Le TGI de Nice a débouté l’Agence pour l’assurance des dépôts (AAD) qui réclamait la saisie des biens de Sergueï Pougatchev sur la Côte d’Azur – outre le château de Gairaut, un chalet dans la station ski de Valberg, un yacht et des propriétés à Saint-Jean-Cap-Ferrat. « Le recouvrement auprès de M. Pougatchev de plus d’1 milliard de dollars a été rendu en violation flagrante de tous les droits de la défense. Illégale en Russie, cette décision ne peut entraîner aucune conséquence juridique au-delà de ses frontières », assure Me Anne-Jessica Fauré, l’avocate de M. Pougatchev. Sollicitée pour un entretien, Me Christelle Coslin, représentant l’AAD, s’est contentée d’indiquer par mail que son client « fera appel de la décision rendue le 29 janvier 2019 ». Une réaction que Sergueï Pougatchev accueille d’un haussement d’épaules : « Les avocats ont toujours intérêt à faire appel… Mais dans le jugement moscovite, les irrégularités sont nombreuses », rétorque-t-il.

Sosie d’Alexandre III

Grand, mince et élégant, d’une ressemblance frappante avec le tsar Alexandre III, Pougatchev, orthodoxe pratiquant et père de cinq enfants, est aux antipodes du profil habituel des nouveaux riches russes. Cultivé, cet observateur attentif de l’actualité politique, en France comme en Russie, est devenu un critique virulent du régime moscovite. Il tutoyait pourtant Vladimir Poutine, son voisin de datcha, et leurs enfants se fréquentaient. Mais ça, c’était avant… Aujourd’hui, il dit voir en lui « un personnage sans avis ni convictions, prêt à tout pour rester au pouvoir. Otage de son entourage, jaloux de la réussite des autres, il se rallie toujours à l’avis de la majorité. J’étais le seul à le critiquer, et il ne me l’a pas pardonné », prétend-il, dans un soupir.

Ce qui est certain, c’est que notre homme a beaucoup perdu. Depuis la faillite, en 2010, de la banque Mejprombank qu’il avait cofondée en 1992, Pougatchev a été contraint, entre 2010 et 2014, à vendre à vil prix à des proches du Kremlin tous ses avoirs en Russie — notamment les chantiers navals à Saint-Pétersbourg, pressentis pour construire le fameux Mistral, un complexe immobilier près de la place Rouge et une mine de charbon en Sibérie. « Une expropriation pure et simple », selon lui.

Ancien sénateur

Depuis 2014, l’AAD le poursuit jusqu’en Angleterre et en France, l’accusant d’avoir « siphonné » à son profit un prêt de 1,15 milliard de dollars, accordé par la Banque centrale à sa banque pour la renflouer. Des accusations que l’ex-banquier nie farouchement –arguant de son retrait de Mejprombank dès 2001, lorsqu’il a été élu sénateur de Touva. Pour lui, ces poursuites sont en fait la réponse du Kremlin à la plainte qu’il a déposée en2015 – trois ans après avoir renoncé à la citoyenneté russe — auprès de la Cour d’arbitrage de La Haye : s’estimant spolié, il réclame 12 milliards d’euros à la Fédération de Russie.

La victoire obtenue devant le TGI de Nice réjouit d’autant plus le néo-châtelain niçois qu’Outre-Manche, de récentes décisions de justice lui ont été tout sauf favorables. En effet, après son départ de Russie en 2011, l’AAD avait obtenu de la Haute Cour de Londres le gel de ses avoirs en Grande-Bretagne. L’accusant d’« outrage à la cour », pour lui avoir dissimulé certains de ses avoirs, la Haute Cour le condamnait à la peine maximum de deux ans de prison. « C’est absurde ! Absent de Londres, je n’ai pas pu me défendre », plaide Pougatchev.

Entre temps, le nabab déchu avait en effet quitté Londres pour la France, invoquant des craintes pour sa sécurité, suite à la découverte d’engins suspects sous sa voiture. Il réside depuis lors à Nice et se consacre à la gestion de ses affaires judiciaires. « En Angleterre, la justice n’est pas indépendante. Elle est comme sourde et aveugle, c’est une machine à consommer des frais d’avocats », déplore-t-il. Pis, « loin d’être le paradis démocratique que j’imaginais, et en dépit du froid diplomatique anglo-russe, l’influence du Kremlin est grande à Londres, via les nombreuses grosses fortunes russes qui y vivent avec femmes, enfants et avoirs ». Le Français d’adoption assure donc ne pas regretter la capitale britannique. « J’y allais car mes trois plus jeunes enfants y vivent. »

« Liste noire du Kremlin »

« En France, il y a une justice », poursuit-il. S’y sent-il pour autant en sécurité ? « Je suis sur la liste noire du Kremlin et ne peux donc me sentir nulle part en sécurité. Mais je me sens ici chez moi. Je m’y suis installé avec ma famille en 1994, après quelques années aux Etats-Unis. Mes parents sont enterrés ici, ma sœur y vit, mes fils aînés y ont grandi et mes cinq petits-enfants y sont nés », énumère-t-il.

Plus à l’aise en anglais que dans la langue de Molière, Pougatchev n’en est pas moins féru de l’art de vivre hexagonal. En revanche, ses affaires engagées sur notre territoire ne lui ont pas porté chance. Pas plus qu’aux employés de l’épicerie de luxe Hédiard, rachetéeen 2007, et du quotidien France-Soir, acquis deux ans plus tard et dont il avait confié la gestion à son fils cadet Alexandre : les deux entreprises ont périclité. « J’ai investi 150 millions d’euros dans Hédiard, et développé la marque dans le monde entier. Mais quand Poutine, qui a toujours été hostile à ce projet – il m’a plusieurs fois reproché de ne pas investir en Russie – a fait geler mes comptes, j’ai dû me retirer, à mon grand regret. » A l’écouter, Poutine serait responsable d’absolument tous ses malheurs. Et pour France-Soir aussi ? « C’était le projet de mon fils, qui voulait en faire une version uniquement digitale, mais l’équipe ne l’a pas suivi », balaye-t-il.

Symbole de l’argent fou capté après la chute du Mur de Berlin, Pougatchev, qui se revendique macroniste, n’en considère pas moins avec bienveillance le mouvement des Gilets jaunes. « C’est la démocratie directe : les gens manifestent, s’expriment et sont entendus, lors de débats organisés. C’est absolument impensable dans la Russie poutinienne ! » Poutine, encore et toujours. Qui sait, peut-être que les années passées dans cette France qu’il dit tant apprécier finiront-elles par lui faire oublier ce cher Vladimir ?

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